L’attente exaspère le désir, on ne le sait que trop bien.
Délices et vertiges, on esquisse on se frôle et puis.
Des textos en suspension dimanche soir puis lundi, et enfin, enfin,
Nos visages se trouvent mardi. A la bibliothèque, celle où l’on se retrouve à chaque fois qu’il vient à Paris.
Dans la salle au plafond haut qui abrite l’élite des chercheurs de France dans notre matière de prédilection, je travaille, le front baissé sur mon mémoire.
Et puis, c’est un souffle dans mon cou, et je tressaillis :
C’est lui, qui s’est amusé à me faire sursauter.
Oh, ivresse de son visage tout près du mien… Silencieusement, on se dévore des yeux, on se sourit. Il s’est coupé les cheveux et ça lui va bien ; quelques mots, et il va s’installer à la place qui lui a été assignée une table plus loin… face à moi.
Alors, ce sont mes yeux qui quelques fois croisent les siens, ses yeux verts et bruns que je trouve tellement fous. Puis sa tête à nouveau tout près de la mienne : « Mademoiselle, auriez-vous un stylo à me prêter ? Et tant qu’à faire, un chewing-gum à vous taxer ? »
Son texto qui me propose un café, après. Je souris, je frémis, il est là, et je sens bien que mes mains tremblent un peu.
Sortis de la bibliothèque, parmi les derniers. Nos mots qui se retrouvent, presque naturellement, et je lui propose de marcher un peu. Là, c’est le boulevard de l’Opéra, les quais, puis le Pont des Arts qui nous accueillent. Je décris mes bruits préférés, on parle de nos envies, tout est tellement simple, tellement naturel. Paris si beau autour de nous, je lui montre un bâton qui flotte dans l’eau, et lui m’entraîne en courant de l’autre côté du pont : « Viens, on va le rattraper ». Je lui parle d’une bouche d’égoût que j’ai « rencontrée », lui de son goût pour les mots.
Un voiturier d’un hôtel chic nous propose de faire des enfants pour remplir une voiture-mini-bus de luxe qui ressemble à un corbillard, on éclate de rire, le ciel magnifique au-dessus de nos têtes, là.
Et comme l’autre jour, en parlant dans mon sommeil, il paraît que je n’arrêtais pas de dire : « J’ai froid… J’ai froid… »,
Il est venu de sa ville, avec une énorme couette sous le bras. « Tiens, c’est pour toi. Cadeau. Comme ça, tu n’auras plus froid. »
Et moi, éberluée, je souris.
Soirée chez Yvan, avec les habituels – Engo avec son blouson de cuir sexy, Clément, Dan, Vlad, Fabien toujours aussi joueur, les filles ne sont pas là cette fois-ci –, et des amis de la ville d’origine d’Yvan, où habite Léo. Un joyeux mélange dans son petit appart ; on parle musique, lisons l’avenir dans une boule de billard – « Est-ce que Clément sera sobre à la fin de la soirée ? » « C’est peu probable », répond-elle, et on éclate de rire comme des gamins –, Engo tape sur ma bouteille de bière jusqu’à ce que la mousse déborde de partout et une avalanche de chips me tombe sur les pieds, un beau musicien dit alors me soutenir psychologiquement parce que lui aussi est très maladroit– pour preuve le Nutella qu’il vient de s’étaler généreusement sur le jean –, je dessine sur une ardoise magique l’histoire du pingouin qui respirait par les fesses – grand running gag de notre année de Licence 3 –, et Fabien nous représente en animaux. Une soirée toute simple, comme je les aime, avec les gens que j’aime.
Je découvre de plus en plus Maya, une fille pétillante avec un humour complètement trash sans tomber dans le sur-vulgaire, comme le mien. On se rappelle cette fameuse soirée, il y a un mois, où j’ai embrassé le cousin d’Engo – soirée que j’avais promis de raconter ici, mais finalement, document laissé inachevé, et arrivée de Léo entre temps… –, notre alphabet tordu, et il y a toute de suite la même complicité qui s’installe.
Léo et son regard tellement incroyable, il est là, il est beau et près de moi. On se frôle on s’épie on s’espère. Je me sens bien et jolie, avec ces gens que j’aime. Moi qui avais – un soupçon à peine – un peu peur d’être empruntée, entre Léo d’un côté et mes amis de l’autre… c’est le contraire qui se produit : une joyeuse communauté pleine de rires et connivence entre tous.
Une fille teste les réactions de mon genou, qui reste désespérément amorphe, en tapant dessus avec un petit marteau, tandis que le sien fait des soubresauts. Elle propose de soutenir ma jambe, et c’est Léo qui le fait, doucement. Sa main sous la pliure de mon genou, si simplement, et j’ai soudain l’impression d’avoir un kangourou dans la poitrine.
Sa tête, qui s’approche parfois de la mienne, à peine, juste pour mieux s’entendre.
C’est ça que j’aime, chez lui, c’est cette délicatesse.
Il prend son temps, il le sait.
Et j’aime ça.
Pas à pas, on progresse. En prenant du plaisir, à attendre.
Puis, les gens partent peu à peu, au compte-goutte pour le dernier métro, et l’heure passe. Même combinaison que la dernière fois, je me retrouve avec Yvan et Léo, avec cette sensation formidable d’être exactement à ma place. Le naturel.
On bavarde encore, Yvan déplie le clic-clac, et je viens me glisser entre deux.
Rires et sourires, on lance des trucs, des conneries, je suis toujours « reine du trash » et Yvan soupire sur une jolie blonde de la soirée, pour en conclure qu’elle n’était pas si bien que ça, on débriefe un peu, et il commence doucement à quitter ce monde pour tomber dans les bras de Morphée.
La nuit autour de nous, Léo et moi.
Et nos mots, encore, comme la dernière fois.
Je ne saurais pas dire de quoi on a parlé, sans s’arrêter.
Je vois la bague qu’il avait au petit doigt – ma bague, celle que lui et moi avons oubliée plus ou moins inconsciemment à sa main lorsqu’il était reparti chez lui, la dernière fois – et je souris silencieusement, dans le noir.
On joue avec, tout en parlant, et de passage en passage entre nos doigts, ce sont nos mains qui se frôlent, par mégarde.
Sa paume effleure ma peau, un peu.
Je retiens mon souffle.
Et ses doigts viennent trouver les miens, l’air de rien, alors qu’il me repasse la bague.
Mon auriculaire qui s’accroche doucement au sien, le temps s’arrête.
On entre dans la sphère du ‘faire’.
Et j’ai l’impression que ma peau brûle de le sentir contre moi.
Nos mains s’emmêlent, au fil de nos paroles, qui parfois s’effilochent, marqueurs du trouble qui m’envahit, qui l’envahit.
Il vient me voler mon nez, et je joue à lui reprendre. Sa main sur mon visage s’attarde un peu. Hauts les cœurs.
Et c’est la caresse, sa main qui circule lentement le long de mes traits, je ferme les yeux.
Je meurs d’envie de le toucher, et j’ose, enfin, ma paume vient trouver sa joue, et je le sens qui expire doucement l’air retenu dans ses poumons, un peu tremblant.
Sa bouche sur mes doigts, à peine.
Putain, j’aimerais que ce moment dure cent ans.
Et lentement, on se caresse le visage, tout en continuant à parler, de sujets qui n’ont rien à voir avec ce qu’on se fait l’un l’autre à l’instant présent. Un peu comme une polytonalité, et comme lorsqu’à l’opéra, le personnage chante des paroles sur une musique qui n’a rien à voir avec les intentions dites. Gestuelle silencieuse et tacite, qu’on tait pour mieux parler d’autre chose.
Je sais juste qu’à un moment, je me suis sentie m’assoupir un peu.
Dans un demi-sommeil.
Suffisamment abandonnée pour ne plus pouvoir bouger ni parler,
Suffisamment éveillée pour sentir.
Je m’entends parler un peu, murmurer des phrases incohérentes.
J’avais déjà fait ça, la dernière fois. Parler dans mon sommeil, tout en étant, selon les moments, plus ou moins consciente que je disais des choses, mais sans pouvoir les contrôler. D’où des messages très sibyllins, sans queue ni tête, mais qui répondent parfois aux questions que l’on me pose. Comme celui-ci, – qu’il m’a rapporté, car je ne m’en souvenais plus –lorsque Léo me demande en murmurant, suite à mon assertion « Il faut marcher sur la terre » : « Et je peux venir ? ». Je réponds : « C’est qui ? » « C’est Léo. » « Ah. Alors, c’est bien. Il peut. »
Entre ces bouts de phrases, qui surgissent parfois dans le silence, je plonge parfois plus profond dans le sommeil, puis reviens, surnage un peu, toujours les yeux fermés, comme dans un rêve flou…
Et là, soudain, là, légèrement, sa bouche vient trouver mon front.
Garder les yeux fermés, garder les yeux fermés. Et surtout, rester éveillée, tenter de sortir de mon délire onirique où je ne contrôle rien, pour assister à ce moment où il croit que je dors, et où il ose, un peu.
Ses lèvres effleurent ma peau.
Se retirent.
Et reviennent, encore.
Sur mes joues,
Sur mon nez,
Jusqu’à trouver la commissure de mes lèvres.
J’ai l’impression que mon cœur va imploser.
C’est tellement fou, tellement dingue.
Il continue ensuite à me parler un peu, je sais, je sens qu’il me regarde, toujours. Sa main caresse parfois mon front.
Et je rouvre enfin les paupières.
Ses yeux plantés dans les miens.
Il me raconte mes mots plein d’absurde poésie selon lui, me murmure : « Tu avais vraiment une tête à embrasser. »
On se sourit dans la pénombre, et la conversation reprend.
Plus je le regarde, plus j’ai ce baiser en mémoire, tout près de mes lèvres, et plus j’ai envie d’à mon tour, apposer ma bouche sur son visage.
Comme s’il avait devancé ce désir, il me chuchote que lorsque lui s’était un instant assoupi – quelques secondes, aussi -, je n’en avais pas profité comme lui pour le toucher… Par ces mots, il y a un double message : il révèle à la belle endormie que j’étais qu’il m’a effleurée durant cet étrange sommeil, et en même temps, c’est comme un appel au contact, une demande implicite.
J’ai soudain l’impression que je ne peux pas retenir plus longtemps toute cette envie qui s’est accumulée à l’intérieur, c’est une sensation tellement brute, simple et belle,
Je lui prends le visage entre les mains, et viens l’embrasser doucement sur la tempe, puis sur la pommette, puis sur la joue.
Il sourit, et la conversation continue.
Plus ténue, seulement. Les gestes prennent le pas sur le mots. Il me raconte endormie, je lui parle des mes perceptions floutées de ces moments de demi-sommeil. On parle de nous, on parle de l’instant d’avant ; c’est comme si nos mots symbolisaient nos corps qui se rapprochent peu à peu.
Et puis au détour de ma joue contre sa bouche, ses lèvres accrochent un peu les miennes,
Et j’ai l’impression que mon cœur s’est suspendu dans l’espace.
Comme une hyperventilation de la poitrine, comme une machine à laver qui tournerait à toute vitesse à la place du cœur, toutes ces images sont prosaïques et matérialistes mais je m’en fous,
l’instant est tellement fort tellement intense,
et je sens à son souffle que lui aussi est aussi ému que moi.
Le reste de la matinée – parce qu’on a laissé passer le jour qui se levait sans s’en apercevoir – passe à toute vitesse ; Yvan se lève vers 8h pour filer à son stage, nous laissant à moitié endormis.
Sa bouche à mon réveil, encore, et tout paraît simple, évident.
Son corps contre le mien, et ce regard extraordinairement intense que je lis dans ses yeux – je sais que j’ai le même dans les miens, je le sais sans avoir besoin de me voir dans une glace, et c’est ça qui est grisant.
Cette réciprocité.